Rigoletto avec Tézier et Garifullina à Vienne
La mise en scène de Pierre Audi et les décors de Christof Hetzer rendent de manière explicite les enjeux symboliques de ce monde : la maison du Duc est dorée, la maison de bois de Gilda est d'abord suspendue et isolée (comme sa destinée), une tête de mort représente la fonction du tueur à gages Sparafucile, le tout parmi des troncs d'arbre omniprésents sur scène (la nature face à la nature humaine). L'inspiration centrale (invoquée par Pierre Audi) est celle de la "maison sans murs" des tableaux Renaissance : le danger imminent pouvant surgir de tout côté (ce sera le cas avec l'enlèvement de Gilda, confirmant combien Rigoletto aurait mieux fait d'investir dans une maison avec des murs pour protéger sa fille). Les costumes, également de Christof Hetzer, renvoient aussi à une Renaissance intemporelle.
Le résultat présente un monde à la fois historique et onirique, impressionnant visuellement et d'une fine esthétique, mais ne donnant de ce fait pas assez de contraste et de place à la part de sombre humanité des personnages (et en particulier pour Rigoletto, alors même que le point de départ de cette production était de le représenter en bouffon mélancolique, tel un « Wozzeck italien »).
Ludovic Tézier parvient cependant à incarner le personnage dans les riches nuances de son humanité (mais sans la focalisation sur sa dégradation émotionnelle et mentale). Son timbre dense et majestueux, soutient la maîtrise et le naturel du chant, au service de la grandeur du caractère mais sans oublier le côté pathétique. Cette incarnation du personnage dans la vision de Victor Hugo, s'appuie sur la netteté de diction et les richesses mélodiques : le registre bas ténébreux résonne et s'élève avec une grande sensibilité pour les gradations et nuances. Dans le registre haut, la précision s'unit aux textures concentrées pour en extraire la brillance. La colère du bouffon humilié est frappante, déchirante, avec des montées abruptes jusqu'au cri mais maîtrisées, tandis que la sensibilité sait puiser dans les couleurs sombres (même dans les moments -un temps- joyeux).
Aida Garifullina se focalise pour sa part et à l'inverse sur la singularité de Gilda : sa naïveté. L'interprétation étonne tout d'abord par son peu de nuances dans le jeu comme dans le chant, privant de l'habituelle démonstration d'émotions du rôle. Mais, avec le temps, cette candeur unidimensionnelle désarme et devient attachante. Le timbre impose, par sa précision, sa puissance expressive même en duo avec celui de Rigoletto. La soprano vibre un peu trop dans le médium, mais par comparaison avec ses soyeuses montées vers l'aigu, et son vibrato se réduit progressivement au profit de la texture et de l'expressivité vocale. La virtuosité impressionnante risque alors d'éloigner de l'émotion sincère mais les derniers moments sur scène sont d'une intensité remarquée, vocalement comme dramatiquement.
Francesco Demuro présente lui aussi une interprétation étonnante derrière l'apparence classique du Duc de Mantoue, qui ne se prend pas trop au sérieux. Le timbre éclatant distille l'ironie et l'extravagance du coureur de jupons (ses mots d'amour sont toujours imprégnés de mensonge et d'une légère moquerie), mais sa matière densément centrée, d'une résonance texturée et parfois rugueuse rapprocherait presque le bel canto du Heldentenor. Là tient certainement la raison des chahuts occasionnés par certains spectateurs après ses arias, spectateurs qui ne semblent donc pas reconnaître la conviction du chant et du rôle, l'aisance et l'énergie constantes et sincères, l'intensité de ses montées et la netteté de ses articulations (malgré, certes, quelques cimes tendues).
Evgeny Solodovnikov est un Sparafucile très discret (certes une qualité pour ses fonctions de tueur à gages, mais un souci pour le jeu d'acteur qui tend à perdre en intensité face aux demandes de cette mise en scène, tout comme son chant face au Duc). Le timbre est pourtant naturellement sombre et doté d'un poids intrinsèque, s'imposant dans le grave avec une soyeuse densité, solide mais moins résonant que dans le reste de la tessiture également contrôlé.
Parmi les rôles secondaires, Marcus Pelz (le comte de Ceprano) apporte une contribution scénique et vocale importante par ses dynamiques et son timbre finement texturé, dans une confrontation avec celui du Duc. Johanna Wallroth (la comtesse de Ceprano) se fait remarquer lors de sa brève apparition scénique grâce à la densité soyeuse de son chant, riche en nuances et aisé dans les changements de registres. Noa Beinart (Maddalena), malgré une entrée relativement faible, regagne vite sa force avec sa couleur légèrement sombre, ronde et couverte dans le registre médian. Le timbre transparent d'Isabel Signoret (Giovanna) complémente la densité de celui de Gilda. Ileana Tonca valorise le bref rôle du page avec énergie et naturel. Michael Arivony (Marullo) privilégie un chant énergique et une forte présence scénique au profit des tensions dramatiques. Attila Mokus offre au comte de Monterone sa présence scénique adaptée aux dynamiques d’ensemble, un timbre chaleureux mais la puissance manque. Enfin, Angelo Pollak (Borsa), adapte tout autant son énergie aux nuances de son chant et au dialogue avec le chœur. Celui-ci collabore avec les chanteurs, dans un esprit d'unité mais en valorisant aussi l'expressivité individuelle.
La direction musicale de Marco Armiliato est précise et efficace, attentive aux dynamiques dramatiques qui se construisent à chaque épisode, mais sans omettre de préparer les suivants. Les cordes sont notamment mises en valeur par leur tonus et profondeur. La netteté des percussions, soutenue par l'éclat sombre des cuivres pendant les passages dramatiques et syncopés (notamment la colère de Rigoletto) produit une densité sombre et imposante. La richesse de la fosse soutient néanmoins pleinement le chant, sachant quand et comment se mettre en avant ou en support.
Cette richesse est saluée avec enthousiasme par une salle pleine.